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Lorsqu’on l’éveilla pour le prévenir qu’Andrews voulait lui parler, il chercha en vain Gena des yeux. Elle était sans doute allée rejoindre Archim. Mais cela n’avait plus d’importance. Il était maintenant en paix avec lui-même. Le pire pouvait venir.
— J’ai obtenu une sorte de trêve, dit abruptement Andrews. Le Président hésite. Il craint de donner trop de puissance à Carenheim en lui confiant le projet et il ne voit pas, d’un autre côté, à qui confier une fonction de cette importance. Mais il se doute qu’il devra faire sa valise aux prochaines élections s’il cède maintenant à la pression de Carenheim. Et ses services doivent l’avoir renseigné sur les rumeurs qui commencent à courir chez nous à propos d’un sabotage. Il a peur de mettre la main dans un nid de guêpes. Alors il cherche à gagner du temps, tout comme nous. La cote de popularité du Projet n’a pas faibli et les médias hésitent encore sur le parti qu’ils choisiront de soutenir.
— J’imagine que cela ne fait pas l’affaire de Carenheim, dit Beyle. Surtout si nos soupçons sont fondés.
— Certainement pas. Mais il cache bien son jeu. Trouvez quelque chose, Georges, n’importe quoi. Je suis en train de faire exploiter toutes les données concernant les navires qui ont pu croiser au large du Miroir. Mais il y en a des dizaines qui ne dépendent pas du projet et qui sont passés assez près pour envoyer un homme en mission spéciale. Il va nous falloir définir des zones interdites et peut-être minées si nous en réchappons. Ça ne me plaît pas mais nous avons été trop confiants.
— Croyez-vous que je devrais revenir sur Terre ?
— Non, dit Andrews. Il n’y a pas d’urgence. Mais à moins que votre présence ne soit encore nécessaire sur les lieux de l’accident, je vous suggère de gagner Port-du-ciel. Il se pourrait que vous deviez accueillir une mission officielle.
— Hendrick ?
Le visage d’Andrews s’éclaira d’un pâle sourire.
— Vous ne l’aimez pas. Moi non plus. Non, je ne crois pas que Carenheim s’en sépare pour l’instant. Son rapport sur la catastrophe de l’Antarctique a fait beaucoup trop sensation. Carenheim préfère l’exploiter à fond. Vous connaissez l’air de ne pas y toucher d’Hendrick, sa précision maniaque, sa froideur qui peut passer pour de l’objectivité. C’est le grand homme du moment. Les caméras voltigent autour de lui comme des mouches.
Beyle grimaça.
— Mais cela ne durera pas, reprit Andrews. Jusqu’ici nous avons fait le gros dos pour ne pas déclencher de polémique. Mais dès demain nous lançons une campagne de presse en faveur du Projet. Statistiques démographiques, couplet sur le chômage et tout le reste. Nous faisons valoir l’immensité des réalisations en regard des risques extrêmement faibles. Pour le moment pas un mot sur un éventuel sabotage. Nos psychosociologues ont travaillé sans relâche sur cette campagne et ils estiment qu’il ne faut pas courir le risque de voir la bombe du sabotage faire long feu et se retourner contre nous. Si vous trouvez quelque chose, évidemment… À bientôt.
L’écran se vida puis se ralluma presque aussitôt. Un homme en combinaison spatiale apparut, fort agité, qui remua les lèvres pendant quelques secondes avant de s’apercevoir qu’il avait oublié de changer de fréquence.
— Regardez, finit-il par articuler sans prendre le temps de se présenter.
Il brandissait une pièce de métal à demi fondue, tordue, brillante, une gouttelette d’un alliage étincelant.
— Nous avons trouvé ça à des milliers de kilomètres du Miroir. Grâce aux simulations et à beaucoup de chance. À cette distance, c’était à la limite de résolution des radars. Un détecteur automatique a insisté pour que nous allions voir.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Beyle, gagné par l’excitation de l’homme.
— Un détonateur. Un fragment d’un détonateur d’un type tout à fait particulier. Il a fallu sept minutes aux ordinateurs pour l’identifier. C’est un détonateur d’un type qu’on ne fabrique que sur Mars.
La voix de l’homme s’était glacée. Elle semblait dire, sous les mots : « Voilà les salauds pour qui nous travaillons. »
— Pas de conclusions hâtives, dit Beyle. Ramenez ça ici. Vous êtes sûr que ça provient du Miroir ?
— Autant qu’on peut l’être. Les simulateurs ont reconstitué la trajectoire de l’objet. À vingt centimètres près. Sa vitesse était relativement faible, ce qui signifie qu’il a dû heurter avec beaucoup d’énergie les parois de la cabine. Il a été sévèrement déformé mais son origine peut être établie sans contestation possible.
— Vous savez ce que cela signifie ? demanda Beyle.
— Ransome a été assassiné.
— C’est exact. Gardez bouche cousue jusqu’à nouvel ordre. Mais faites vite.
— Nous serons là dans moins d’une heure.
Étrange, se dit Beyle. La chance les servait finalement. La fatigue n’avait plus d’importance. Ils allaient retrouver d’autres preuves. Il parviendrait à constituer contre les saboteurs un dossier écrasant. Question de temps.
Mais pourquoi un détonateur martien ? Pourquoi pas un détonateur en plastique qui aurait fondu dans l’explosion et dont on n’aurait jamais pu retrouver trace ? Pourquoi cette signature trop évidente si l’objet était jamais retrouvé ? Et il n’était pas destiné à l’être. Un complot dans le complot.
Carenheim. Il ne parviendrait jamais à l’atteindre et cette certitude gâchait le soulagement qu’il éprouvait. Elle l’empêcherait de dormir des nuits entières, toutes les nuits où il rêverait de l’Antarctique et de la mort de Ransome pénétrant dans la station, déclenchant innocemment un contact et mettant fin par ce simple geste à sa vie de pionnier. D’ordinaire, la mort d’un homme de l’espace passait inaperçue sur Terre. Trop de gens sur la Terre, et les salaires élevés de l’espace passaient pour justifier tous les risques.
Cet accident-là ne passerait pas inaperçu. Tout le monde, sur Terre, devait savoir à présent que la catastrophe de l’Antarctique avait été provoquée par un incident survenu sur Miroir 5. Tout le monde saurait que Miroir 5 avait explosé peu après. N’importe qui pouvait faire le lien. Beyle pouvait déjà lire les manchettes des journaux électroniques et entendre les voix excitées des présentateurs s’adressant à leurs spectateurs invisibles.
Mais Carenheim ? Jamais il ne l’abattrait. Le détonateur était d’origine martienne. Le pouvoir de Carenheim s’étendait sur plus d’un monde, et Beyle était à présent convaincu que Carenheim était l’araignée qui avait manqué de peu prendre Archim dans sa toile. Mais comment le prouver ? Un détonateur martien semblait détourner de lui les soupçons. Comment remonter la filière ? Carenheim avait eu, suprême habileté, la précaution de mettre entre lui et l’homme qui avait agi pour son compte un nombre énorme d’intermédiaires, et aussi, et surtout, l’espace qui sépare deux planètes.
Peut-on condamner un homme sur des présomptions ? se demandait Beyle. Carenheim était-il vraiment coupable ? La réponse ne faisait guère de doute. Innocent, comment Carenheim aurait-il pu prévoir avec cette précision la série d’événements qui découlaient d’après lui de la négligence des services du Projet, ou du hasard, et agir avec cette promptitude ?
L’objet arriva quelques dizaines de minutes plus tard. Archim le soupesa sans mot dire. Puis il parla avec difficulté. Oui, l’objet était d’origine martienne. Cela le faisait visiblement souffrir. Quoiqu’il ne se sentît pas responsable, il supportait mal de voir sa planète impliquée dans une affaire qui déchirait la Terre.
Beyle dépêcha vers la Terre un homme dont il était sûr avec mission de remettre à Andrews personnellement une boîte scellée qui contenait le détonateur et les premiers rapports d’experts. Peu d’hommes connaissaient encore la nouvelle et il fit en sorte qu’elle ne puisse se répandre. Il voulait donner à Andrews l’avantage de la surprise et lui permettre de lancer cette carte sur le tapis au moment où il le jugerait opportun.
Pour plus de sûreté, il appela Andrews et lui dit qu’il n’avait rien trouvé et qu’il se rendait à Port-du-ciel. Il ordonna de poursuivre les recherches et expédia vers la Terre une autre mission chargée de rapporter aux laboratoires la plupart des débris réunis.
Puis, accompagné d’Archim et de Gena, il emprunta une navette en direction de Port-du-ciel.